Nomades, marginaux, conteurs. Dans The Witcher 3: Wild Hunt, les cultures façonnées par l’errance et la marginalisation apportent richesse et tension au monde du Continent. Parmi elles, aucune ne se distingue autant que les communautés itinérantes qui reflètent les peuples tsigane du monde réel — les populations roms historiques d’Europe. Bien que le chemin de Geralt soit souvent solitaire, il croise régulièrement des groupes qui rappellent cette minorité longtemps persécutée et incomprise.
Cet article explore les racines historiques des tsiganes — et comment The Witcher 3 canalise leur présence à travers des cultures fictives comme les Ofieris et d’autres peuples nomades.
Qui étaient les tsiganes ?
Bien avant que les royaumes européens n’émergent et ne s’effondrent, les peuples tsigane (ou Roms) avaient déjà commencé leur voyage. Originaires de la région du Pendjab, au nord de l’Inde, ils migrèrent vers l’Europe entre les VIIIe et Xe siècles. Mal compris et mal nommés — souvent appelés "Gitans" en France (dérivé d’egiptano, en référence à une origine égyptienne erronée) — ils formèrent un vaste réseau de communautés diasporiques à travers le continent.
En 1939, on estimait à un million le nombre de tsiganes en Europe. Près de la moitié vivait en Europe de l’Est, notamment en Union soviétique et en Roumanie. En Grande-Allemagne, environ 30 000 vivaient en tant que citoyens, dont 11 200 en Autriche. Bien qu’intégrés à la société — artisans, musiciens, commerçants, parfois même fonctionnaires — beaucoup étaient encore considérés comme des étrangers.
Le monde de The Witcher et les marges de l’Histoire
L’univers de The Witcher n’est pas un cadre historique fidèle, mais il prospère dans l’allégorie. Les tensions raciales, la politique régionale et les peuples déplacés occupent une place centrale dans la narration. Bien que le jeu ne désigne explicitement aucun groupe comme tsigane, la représentation de tribus nomades — notamment les visiteurs ofieris ou les forains itinérants — s’inspire clairement des traditions roms.
Dans Hearts of Stone, Geralt rencontre les Ofieris, un peuple errant venu d’un lointain désert, porteur de traditions orales riches, de vêtements élaborés et d’une profonde mystique. Leur musique, leurs rituels et leurs objets magiques évoquent l’exotisme souvent associé — parfois de manière problématique — à la culture tsigane. Ils sont à la fois fascinants et étrangers, respectés pour leur savoir-faire mais méfiés par les locaux.
Cela reflète la perception ambivalente que les tsiganes ont connue en Europe : musiciens, forgerons, artistes... mais aussi boucs émissaires, stéréotypés et persécutés — parfois par les mêmes communautés qu’ils servaient.
Nomadisme, identité et mobilité
Dans le jeu comme dans l’Histoire, la mobilité est à la fois liberté et menace. De nombreuses communautés tsigane du XXe siècle n’étaient plus entièrement nomades, mais maintenaient des déplacements saisonniers pour le travail — surtout dans l’agriculture ou le spectacle. Elles jonglaient entre intégration sociale et préservation culturelle.
Dans The Witcher 3, plusieurs quêtes secondaires mettent en scène des personnages itinérants — guérisseurs ambulants, marchands nomades, ou artistes maudits. Ces personnages détiennent souvent des secrets cruciaux ou provoquent des dilemmes moraux. Leur statut liminaire leur donne accès à de multiples mondes, mais l’acceptation pleine leur est refusée.
Cela fait écho à l’expérience réelle des tsiganes : un peuple enraciné en Europe depuis des siècles, mais rarement considéré comme appartenant à part entière.
Chiffres et répartition : les tsiganes dans l’Europe d’avant-guerre
Voici un aperçu des populations roms estimées juste avant la Seconde Guerre mondiale :
Région | Population tsigane estimée (vers 1939) |
---|---|
Europe de l’Est (URSS, Roumanie) | ~500,000 |
Grande-Allemagne | ~30 000 (dont 11 200 en Autriche) |
Europe de l’Ouest | Communautés plus petites et dispersées |
Balkans (Hongrie, Yougoslavie, Bulgarie) | Populations significatives |
Le terme tsigane était utilisé de manière large dans de nombreuses langues, bien que certains préféraient les désignations comme Sinti ou Gitans. Ils parlaient des dialectes romani, issus du sanskrit, et pratiquaient une diversité de religions façonnées par des siècles de migration.
Le mot derrière le stigmate
En allemand, Zigeuner dérive d’une racine grecque signifiant « intouchable » ou « paria » — un reflet de siècles d’exclusion. Malgré leur intégration dans l’artisanat, la musique ou même l’administration, les tsiganes étaient perçus avec méfiance.
Dans The Witcher 3, ce préjugé est subtilement repris. Les personnages étrangers sont soupçonnés. Les commerçants venus de loin sont accusés de vol ou de sorcellerie. Même lorsque Geralt les aide, ils restent souvent à la marge. Les développeurs n’exposent pas directement l’histoire — mais les échos sociaux sont évidents pour ceux qui savent regarder.
Magie, musique et marginalité
De nombreux tsiganes étaient réputés pour leurs talents : dresseurs d’animaux, musiciens, forgerons, artistes mystiques. Dans le jeu, les personnages aux origines similaires sont souvent liés au folklore ou à la magie. On ne peut s’empêcher de remarquer la mince frontière entre hommage et exotisme.
Cette représentation est-elle juste ? Cela dépend. D’un côté, The Witcher 3 donne à ces personnages de la dignité, de l’importance narrative et de l’autonomie. De l’autre, ils sont souvent réduits à leur altérité. Comme les vrais tsiganes, ils sont présents dans le monde — mais rarement au centre.
Pourquoi cela compte
La manière dont nous écrivons les histoires — surtout en fantasy — influence notre perception des cultures réelles. En reconnaissant les racines de groupes comme les tsiganes, nous pouvons valoriser leurs contributions, déconstruire les stéréotypes paresseux et cultiver l’empathie.
The Witcher 3 invite les joueurs à côtoyer les marginaux, à résoudre leurs problèmes, et parfois à participer à leurs rituels. Ce choix narratif nous rapproche de l’expérience historique tsigane bien plus qu’on pourrait le croire.
Réflexion d’un joueur
« Je voyais les Ofieris comme un simple décor. Puis j’ai découvert l’histoire des tsiganes — ce qu’ils ont vécu, leurs déplacements, leur place en Europe. Maintenant, chaque fois que j’entre dans un village de Velen, je me demande quelle histoire reste tuée. »